Le baroque plus qu’un style une approche - Mo Gourmelon
Interview with Mo Gourmelon in Art Presence.
France, Autumn 2006.

Cet entretien a eu lieu en février 2006 à la suite de la réalisation du film I see the face coproduit par l’Espace Croisé, Zoo Galerie et Videozarts. L’artiste écossaise qui partage son temps entre Nantes et Glasgow informe la dimension baroque inscrite dans ses films. Leur organisation poétique explore une distanciation du réel. Jusqu’à présent, elle façonnait ostensiblement des imbrications étudiées et inextricables de textes sous-titrés en quelque sorte, de musiques, de plans. Indistinctement, des musiques baroques ou pop déployaient avec la même amplitude et en contrepoint une certaine lourdeur ou un sautillement et régulaient des états d’angoisse, d’immobilisme ou d’entrain. Cet univers inventé aux protagonistes silencieux – femme portant une collerette ou caniche géant vêtu d’une cape… – s’alliait volontiers le synthétique, le factice.

Michelle Naismith bannit le naturel et instaure de film en film une ambiance de conte. I see the face, 2005 son dernier film investit les collines d’Hollywood et semble d’un premier abord dévoiler une nouvelle orientation. Le discours direct en anglais cantonne ici le sous-titrage en français à une traduction effective qui participe à la compréhension de la fiction. Les plans fixes successifs excèdent le mode de la parodie. La productrice Laura Tramell et Griffin Dunk le réalisateur monologuent en proie à leurs fantasmes, se rencontrent pour un brainstorming et se délitent dans leur agitation. Scénario assez simple, l’économie des moyens s’affirme comme en réaction à la toute puissance de l’industrie du cinéma. Les effets spéciaux investissent le minime et le délicat : la voltige d’un papillon, l’apparition et l’instannée disparition d’un visage à la surface de l’eau… Le personnage de Laura Tramell, dont le nom n’apparaît qu’au générique, condense deux rôles cultes : Laura Palmer (Sheryl Lee) dans Twin Peaks et Catherine Tramell (Sharon Stone) dans Basic Instinct. Personnalités duelles : Laura Palmer mi-ange mi-démon, Catherine Tramell énigmatique romancière bisexuelle et meurtrière incarnent une dimension érotique exacerbée dans ce soap opera diabolique et ce thriller sulfureux. Le fantasme travaille à l’élaboration compulsive du scénario.

Le projet An Inconclusive Visit Among Strangers rebondit sur les ragots invectivant les hypothétiques acteurs. À travers une liste envisagée impitoyablement : Pierce Brosnan, Tim Robbins, Charlie Sheen, John Malkovitch, Melanie Griffith, Catherine Deneuve, Sharon Stone, Wynona Rider, Scarlett Johansson, Pamela Anderson, Elisabeth Shue, Kathleen Turner, Nicole Kidman, Ashton Kutcher… et des dialogues décapants, Michel Naismith se délecte dans son intérêt débordant pour les “people”. S’écarte-t-elle pour autant de l’impression baroque si souvent notée dans ses films ? L’artiste argue à quel point la notion de baroque est pour elle davantage liée à une approche qu’à un style. Ainsi I see the face relève davantage du baroque dans sa construction que dans l’élaboration de ses personnages comme dans ses précédents films.

Mo Gourmelon : Dans deux de tes films Au revoir Moodle Pozart et Puis-je caresser l’espoir, tu fais une référence formelle à Pierrot le fou. Quelle signification a-t-elle pour toi ? De plus Jean-Luc Godard a beaucoup écrit au sujet de l’utilisation de la musique dans ses films. Quel est le statut des musiques dans les tiens ? Comment les choisis-tu ? Dans I see the face, tu participes ainsi à l’interprétation d’un morceau…

Michelle Naismith : Je ne sais pas trop que penser de Jean-Luc Godard, parce qu’il me semble qu’il est devenu un véritable cliché de lui-même mais qu’en même temps, j’aime les clichés et m’en sers abondamment. Il y a deux de ses films qui ont un peu changé ma façon de voir les choses : dans Pierrot le fou en particulier, l’image de deux secondes d’Anna Karina a produit une vive impression sur moi. Ma lecture personnelle de ces deux secondes est qu’elle regarde son directeur avec ses ciseaux et d’un air récalcitrant et qu’elle pense intérieurement « va te faire foutre Godard ». À mes yeux, elle donne libre cours à ce sentiment dans ce bref intervalle de temps et c’est le même sentiment que je donne à mes personnages féminins faisant ce geste de couper. L’autre film est Deux ou trois choses… Les deux films font usage de la couleur et du son ; j’ai ressenti quelque chose de très viscéral, une sorte d’euphorie. C’est la musique qui crée ce sentiment et puis il coupe de façon dramatique et te laisse en plan ; cette sensation m’affecte toujours beaucoup. Par ailleurs, avec le recul, je pense que les sous-titres anglais ajoutaient encore à la cacophonie générale sur les sens et la sensation viscérale ; je suppose que j’apprécie beaucoup moins Jean-Luc Godard depuis que je comprends mieux le français. Je l’appréciais davantage quand j’en savais moins. Pour tout dire, je trouve l’attitude révérencielle vis-à-vis de lui et de son œuvre un peu assommante ; la vénération enveloppe toujours les choses d’une sorte de brouillard qui en rend la lecture difficile. En France, cette sorte d’aura flotte souvent autour des hommes. Et oui, je suis une féministe et ce depuis l’âge de 14 ans, il n’y a pas de post-féminisme. Évidemment, la culture française que je trouve assez sexiste, me touche beaucoup et influence assez fortement ce que je fais et la façon dont je le fais.
J’ai toujours écouté beaucoup de musique et j’ai des goûts assez catholiques. Quand je sens qu’une pièce « vient », mes « antennes musicales » deviennent plus précises, je suis plus attentive. Par exemple, je vais peut-être penser à plusieurs morceaux de musique pour une scène, je les essaie tous et en choisis un, et puis je change d’idée, ou alors, bien plus en amont, j’ai en tête un certain type de musique ou d’instrument, le clavecin par exemple dans Puis-je caresser l’espoir… ou dans Au revoir Moodle Pozart, où le son était un mélange à partir d’une bande-son composée par l’artiste belge Kris Delacourt, et de mon propre remixage de morceaux trouvés.
Pour les quatre dernières vidéos, la partie du processus qui consiste à choisir a pris énormément de temps.
Le son fait partie intégrante du résultat final. J’aime à penser à la vidéo dans sa forme définitive en termes de densité et la musique, à mon sens, contribue à cette densité. Il ne s’agit pas d’une simple couche de vernis.

MG : Dans Puis-je caresser l’espoir… The High Llamas fait suite à Couperin avec la même amplitude. Cela crée une différence de tempo scandé ou plus mélodique. Pourquoi ce choix et comment travailles-tu les transitions qui, ici, ne sont pas brutales ?

MN : Le choix des High Llamas était une façon de montrer qu’on touchait à la fin ! J’aime bien le changement parce qu’on a besoin d’un peu de repos après toute cette musique sophistiquée au clavecin, le ton passe à la sobriété après une période rococo. Par ailleurs, dans ce passage du texte il est question de tous les gens en train de plier bagage en vue de l’évacuation du bâtiment juste avant sa demolition. Cela commence par une longue prise de vue à travers la Loire avec les bâtiments en forme de « banane » en arrière-plan et des véhicules qui passent devant. Là, à mon avis, la musique a un rythme très dynamique, et plus loin sur la bande-son, la musique semble éclater et c’est là que je me sers du panoramique vertigineux au-dessus du feuillage qui a été tourné complètement par hasard. Si j’avais filmé cette séquence délibérément, en tenant la caméra à la main, cela aurait eu l’air très artificiel. Le choix de la musique associé au texte et au panoramique à travers le feuillage qui finit par monter vers le ciel confère un sentiment d’infini. On peut s’abandonner à une sorte de mélancolie de quelque chose d’inconnu.

MG : Tes films combinent des prises de vue, un défilement de texte et des ambiances sonores. On imagine un montage complexe et très élaboré, comment procèdes-tu ?

MN : Le montage est très long et c’est la partie que je préfère. Filmer me rend nerveuse, surtout avec des gens, parce que je dois donner des instructions assez strictes et que ce n’est pas dans ma nature. Alors je dois adopter un rôle pour obtenir ce qu’il me faut et c’est fatigant. Quand je fais le montage, je me sens beaucoup plus à l’aise. Pour réussir à jongler avec le langage, les images et la musique ; j’ai besoin de me trouver dans un état d’esprit très ouvert et très souple, c’est peut-être quand je suis dans cet état-là que je me rapproche le plus de l’acte de composer un morceau pour 3 ou 4 instruments ! Mais juste avant de commencer le travail de montage, je suis anxieuse et je fais des choses de façon très méthodique, comme télécharger chaque image choisie et je trouve ce travail systématique et répétitif très thérapeutique, quelque chose qui ne soit pas trop créatif avant de me lancer ! Une fois passés les deux premiers jours, je commence à me régaler, à ne plus penser à moi-même et de tout le processus, c’est la partie que je préfère. C’est peut-être une notion romantique mais en ce qui me concerne, elle reste valable.

MG : Tes films sont qualifiés de « baroque » mais un baroque qui serait hors temps ? C’est un univers étrange et singulier qui se profile. Il y a quelque chose qui relève de la magie dans tes films, ou de lubies, une ambiance intrigante et assez inqualifiable. On a l’impression que tes sources sont multiples.

MN : En ce qui concerne mes sources, je vais bientôt avoir 39 ans et j’ai eu toutes sortes d’emplois parallèlement à mon travail d’artiste. J’ai envie que cela transparaisse dans mon travail même si ce n’est pas toujours évident au premier coup d’œil, mais cela va finir par nous ramener à la notion de baroque. J’ai commencé l’école des beaux arts à l’âge de 24 ans mais avant, j’avais travaillé comme assistante dentaire à 16 ans, j’avais eu un poste à l’ANPE à Glasgow, j’avais été femme de ménage pour des familles aisées à Londres, réceptionniste dans une agence de publicité à Londres, je faisais des beignets et avais été serveuse dans un petit restaurant dans l’Ohio aux Etats-Unis, puis nounou « artistique » ( !) des enfants du directeur de la chaîne de télévision BBC2, photographe architectural et artiste dans un hôpital psychiatrique à Edimbourg. Ce que je fais encore quelques mois par an.
Je te raconte tout cela parce que cela informe mon travail d’une façon ou d’une autre : mon parcours n’est pas école-école des beaux-arts- atelier-galerie. J’aime l’idée qu’il y ait plusieurs thèmes dans une vie et je trouve que parfois le petit cercle atelier-galerie-atelier peut être assez banal et par conséquent, générer un art banal.
La question, naturellement, est de savoir comment continuer à produire des œuvres tout en étant complètement en dehors du système ; je pense que la solution est d’avoir un pied en dedans et un pied en dehors. J’ai toujours peur de l’assimilation qui me rappelle cette exposition bizarre qui a eu lieu récemment à L’Espace Electra à Paris, intitulée « Le voyage intérieur, Paris-Londres » dont la scénographie avait l’allure d’un parc d’attractions sur la décadence ou sur “À Rebours pour les Nuls” de Huysman. Je crois toujours en une certaine marginalité, je suis certaine que cela contribue à créer une certaine magie. Peut-être que si l’on se penche sur ce que tu appelles « la magie » dans mes films d’un point de vue plus pragmatique, on se rend compte que le simple fait que la plupart de mes emplois étaient loin d’être magiques, qu’ils étaient carrément déprimants a eu pour conséquence que j’ai attendu la première occasion pour faire quelque chose de magique.
Autant que je me souvienne, la radio et la télé étaient allumées en permanence chez nous ; ma famille était très classe ouvrière écossaise. Ainsi, par exemple, je pouvais être en train de fabriquer un petit livre merdique avec mon grand-père ou de lire des BD dans le salon avec toujours, en fond sonore, la télévision. Je n’y faisais pas nécessairement attention mais elle était toujours là. Dans la cuisine ou dans les chambres il y avait la radio – jamais de silence. Je pense que cette espèce de décalage entre faire ou écouter différentes choses en même temps a vraiment eu une influence sur la façon dont je travaille aujourd’hui. Ça me fait toujours rire quand j’entends des gens comme Madonna ou d’autres qui interdisent à leurs enfants de regarder la télévision, je pense que ça peut être vraiment super, bien que j’avoue préférer la télévision britannique ! Récemment j’ai regardé une série comique intitulée « Nighty Night » en DVD et à mes yeux, c’était une véritable « œuvre d’art », l’humour était tellement noir, les dialogues, les personnages, tout. Le personnage principal (également l’auteur de cette série) était une banlieusarde monstrueuse. J’adore ces rôles de chipies pour les femmes, qui leur donnent l’occasion de dire tout ce qu’elles veulent – je pense le plus grand bien du personnage de Laura Tramell dans I see the face, je me suis régalée en écrivant son rôle. Je lui ai donné le nom de famille de Tramell d’après le personnage de Catherine Tramell dans le film Basic Instinct des années 90 incarné par Sharon Stone. Ayant grandi dans les années 60, 70, 80 et 90 en Grande-Bretagne, j’ai le choix des références !
Le Baroque en tant qu’approche plus qu’en tant que style ? J’y ai beaucoup réfléchi ces derniers temps et je crois qu’une grande partie de mon travail est construit selon un modèle baroque. J’entends par là une façon de procéder qui ne signifie pas nécessairement que le résultat aura une apparence baroque, ce qui me ramène peut-être à ta notion de « hors-temps » que je trouve intéressante en tant que concept. Je pense tout particulièrement à I see the face qui n’est certainement pas baroque dans son apparence mais qui l’est dans sa construction : le film se retourne sur lui-même à différents moments et le dialogue devient « hors-registre » avant de glisser dans l’incohérence. Je pense que c’est cela que je veux pousser et je pense qu’il s’agit davantage de la façon dont la pièce elle-même est construite, avec les dialogues/le texte, la musique, les personnages et les paysages, que de l’utilisation d’une femme portant une fraise ou d’un caniche géant dans une cape.

MG : Moodle Pozart est cependant devenu en deux films un personnage captivant. Animal et terriblement humain, étrange et attendrissant. Le mimétisme est frappant. C’est une figure trouble, comment l’as-tu façonnée ?

MN : Il est dans deux films Au revoir Moodle Pozart et Puis-je caresser l’espoir ? Et en tout cas, il a beaucoup compté pour moi. Cela fait longtemps que j’adore regarder les chiens, je n’en ai pas mais je les trouve souvent drôles et charmants. Quand j’habitais à Londres, j’allais aux grandes expositions canines comme CRUFTS (l’exposition canine la plus célèbre de Grande-Bretagne). C’était un vrai hobby et je n’avais jamais eu de hobby avant. Je commençais à savoir pas mal de choses sur les différentes races et j’ai découvert qu’à l’origine, les caniches étaient des chiens de chasse et qu’ils étaient connus pour leur grande intelligence (on se demande encore s’ils sont originaires de France ou d’Allemagne). Je m’imaginais qu’ils avaient mauvaise presse car les gens pensent souvent que c’est une race un peu stupide.
C’est vers 2002/3 qu’a été créé Moodle Pozart en voyant un vrai caniche qui jouait dans un spectacle nullissime que donnaient une mère très bizarre et ses filles sur la piazza devant Beaubourg. Je regardais le chien et la façon dont ses poils et ses oreilles étaient tondus me faisait penser à un grand gentleman européen du XVIIIe siècle, son expression était celle d’une acceptation stoïque du sort qui lui était réservé, c’était une expression de mélancolie et d’intelligence alors, je l’ai photographié couché sur son coussin orné de petites scènes bucoliques du XVIIIe siècle français en pensant qu’il était très élégant et intelligent et qu’il devait subir cette mère ridicule et son équipe de filles, une cruelle humiliation.
Ensuite, j’ai eu une exposition personnelle à la Fruitmarket Gallery à Edimbourg et j’ai commencé à me concentrer sur le personnage de Moodle P : un gourou autodidacte, un musicien quelque peu maniacodépressif et hypochondriaque. J’aime l’idée qu’il a d’un côté une vie très spectaculaire (il a ses « disciples » à la suite de the Chronicler et de Home Help) mais d’un autre, une vie très triste, soit cloué au lit ou voulant lui-même disparaître en se servant de sa boule de verre – ses énergies physiques sont très déséquilibrées. Il a tous les problèmes existentiels que l’on puisse imaginer, pourtant ses « disciples » l’aiment de tout leur cœur et ont le sentiment d’avoir eu une chance inouïe de le rencontrer malgré le fait qu’ils habitent dans une superposition de HLM à Glasgow et dans un bâtiment miteux qui date d’avant la révolution à Nantes (ces deux bâtiments sont en fait mon domicile à Glasgow et mon appartement à Nantes).
Une fois l’histoire établie, j’ai employé une femme de l’Opéra Bastille pour fabriquer un masque et des pattes à partir de la photo de la tête du caniche devant Beaubourg. Sa cape était une vieille couverture en patchwork. Une sorte de magicien cloué au lit. Son apparition dans le film Puis-je caresser l’espoir est plus celle d’un invité spécial car le film ne parle pas de lui en particulier, le ton y est plus léger.
Dans tout cela, il y a aussi une métaphore de l’artiste, très sûr de lui et l’instant d’après complètement déprimé, ce qui m’a vraiment porté à penser que le monde de l’art tel qu’on le connaît ne ménage pas toujours la santé mentale des gens. Je suis convaincue qu’il peut rendre complètement fou : la compétition, le bavardage seulement sur l’art contemporain, la paranoïa qui s’ensuit. Je me souviens d’un texte d’Eric Troncy dans le catalogue de l’exposition Présumés Innocents (au CAPC de Bordeaux) où il disait que c’était juste comme une hiérarchie à l’école, ce qui est assez triste. Cela donne un tour nouveau, et pas le meilleur, au retard de l’adolescence dont on nous rabat les oreilles. Je détestais l’école secondaire et je ne veux pas me retrouver dans une nouvelle version où les gens sont justes plus grands et mieux habillés.

MG : Laura Tramell est un autre personnage ambigu : caricaturale, excessive, hystérique. Elle est traversée d’un frisson érotique…

MN : J’aime le fait qu’elle puisse dire tout ce qui lui passe par la tête, elle a beaucoup de pouvoir ; c’est l’inverse du vieux thème du « casting à l’horizontale » hollywoodien. Au début, j’ai créé un monstre mais maintenant, j’aimerais bien mieux être en sa compagnie qu’avec Griffin Dunk (son partenaire masculin à l’écran) et ses névroses ! Je pense qu’il m’ennuierait assez vite, elle aurait de meilleures histoires à me raconter. Laura est l’opposé d’une sainte-nitouche et je déteste profondément ces personages féminins qui s’effarouchent pour un rien. Elle est obsédée par les hommes plus jeunes qu’elle et, on dirait, les jeunes hommes « à genoux » ; elle affiche ses fantasmes même avec des gens qu’elle ne connaît pas, elle est peut-être hystérique mais je ne pense pas qu’elle soit tellement névrosée. En fait, elle parle sans filtrer ses pensées et sans se concentrer. Je suppose qu’il lui arrive presque tous les soirs de boire un peu trop de ces cocktails coûteux au « Spago » de Beverly Hills (un restaurant d’Hollywood fréquenté par les célébrités où je suis allée pour « faire des recherches » à l’époque où j’écrivais I see the face), de jeter des regards concupiscents sur des types plus jeunes qu’elle et comme ils ont besoin de travailler et qu’ils sont attirés par son pouvoir, ils sont prêts à tout. La revanche peut être douce, n’est-ce pas ?

MG : Toutes les actrices du casting sont blondes : blondes éthérées ou totalement vulgaires. Elles sont toutes plus ou moins écorchées dans le scénario. Laura Tramell est brune. Cela fait-il partie de la revanche !?

MN : Non, la revanche dont je parle est davantage un inversement des rôles : des femmes mûres, puissantes, qui abordent des types plus jeunes qu’elles. Ceci dit, il y a énormément de femmes puissantes qui travaillent dans le monde du cinéma mais c’est toujours les hommes qui mènent la danse. Une des choses que j’aime bien avec Laura, c’est qu’elle n’est pas menacée par les autres femmes. Elle est très sûre d’elle et stable dans son travail, son travail ne dépend pas de son apparence mais de celle des autres. Ainsi, pour elle, les femmes qu’elle propose dans un casting sont une pure monnaie d’échange ; c’est très simple, très pragmatique. J’aime beaucoup son idée de donner à Pam Anderson plus de charisme en lui prêtant la voix de Kathleen Turner. Je viens juste de réaliser quelque chose quand tu as dit que toutes les femmes étaient blondes ; la seule brune, c’est Winona Ryder et elle la trouve « dégoûtante ». Pour moi, c’est un passage assez drôle parce que c’est tellement ridicule de dire une chose pareille ; je ne sais pas pourquoi j’ai écrit cela.

MG : Pour écrire le scénario tu as eu besoin de t’immerger dans le milieu d’Hollywood ou de t’en approcher… Avais-tu une idée précise en partant ou l’écriture a-t-elle évolué au fur et à mesure ? Comment as-tu rencontré les deux acteurs ? Ont-ils interférés dans ton histoire ?

MN : À Los Angeles, j’étais logé chez mon amie, April, que je connais depuis environ cinq ans, et son mari, Bryan, que je n’avais jamais rencontré auparavant. J’y suis restée deux semaines. J’ai écrit le script la première semaine et j’ai tourné pendant la seconde.
Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire et cela me stressait un peu mais je savais que je voulais aller à Los Angeles et faire quelque chose. C’était comme un besoin, un fantasme je suppose. Deux jours plus tard et après de nombreuses discussions avec April et Bryan, je me suis lancée. J’ai écrit le rôle de Griffin Dunk pour Bryan pour la simple raison qu’il était un acteur, qu’il était sur place et se portait volontaire ; j’ai écrit Laura pour April. J’ai presque toujours quelqu’un en tête quand je commence à composer un personnage mais la ressemblance n’est pas littérale, elle est plutôt latente. Je pense qu’April a bien aimé jouer le rôle de Laura car il lui a permis de dire des choses qu’elle n’aurait pas dites dans la vie, enfin, certainement pas dans sa vie professionnelle bien que j’avoue que toutes les deux on aime bien cancanner. C’est une féministe américaine typique avec les pieds sur terre, toujours plus pragmatique que par exemple l’école française de féminisme qui, si je me souviens bien, est plus orientée vers la théorie poétique : Julia Kristeva, Hélène Cixous, Luce Irigaray etc… Tout cela est très bien mais en fin de compte cela ne change pas grand-chose pour la femme moyenne qui n’est pas une intellectuelle, c’est un cercle très fermé. Je pense que c’est une autre raison pour laquelle la culture française reste plus mysogine que celle des Etats-Unis ou de la Grande-Bretagne. Par ailleurs, ici, les études culturelles ne sont pas enseignées dans les écoles d’art, ce qui me paraît toujours bizarre et très vieux jeu. Mais je repars sur mes grands chevaux, pardon !
Bon, pour ma prochaine « histoire extravagante » je vais créer un personnage qui sera un joueur professionnel de tennis, un saxophoniste et un chanteur d’opéra ; je le crée pour un de mes amis dont on pourrait croire qu’il a été un joueur de tennis dans une autre vie : un corps bien musclé, toujours bronzé et des cheveux blonds un peu longs. D’abord, j’ai pensé que ce personnage serait un entraîneur de tennis pour une femme mûre, riche et cultivée mais frustrée sexuellement et puis cette semaine j’ai appris qu’il jouait du saxophone depuis quinze ans et qu’il venait de commencer à prendre des cours avec un chanteur d’opéra. J’aime bien l’idée qu’il joue du saxo en tenue de tennis. Pour l’instant, j’envisage le résultat dans une ambiance de soft porn (sans sexe !) avec un soupçon de Marguerite Duras. On va voir. Pour le moment j’aime bien le titre Scent of the Undertaking que j’ai trouvé sur un site Internet de cartomancie et qui a soi-disant un rapport avec la volonté créatrice.

MG : Laura Tramell fait une fixation sur Ashton Kutcher. Ashton Kutcher a été le héros du film fantastique L’effet papillon, 2004. (Un papillon voltige dans I see the face mais aussi précédemment dans Puis-je caresser l’espoir…) Il s’est marié sous le signe de la Kabbale avec Demi Moore de seize ans son aînée. Enfin, il produit le pilote d’un sitcom pour la Fox : l’histoire d’un homme de trente ans qui épouse une femme plus âgée. Tout cela ne relève pas du hasard !

MN : La coïncidence avec L’effet papillon était complètement fortuite, ce qui était bien. Le côté Kutcher, pas tellement, car avec mon compagnon, nous avons le même écart d’âge que Demi Moore et Ashton Kutcher et comme j’adore les ragots mondains, j’ai tout de suite accroché là-dessus ! Le mois dernier, à l’hôpital psychiatrique, un patient m’a dit que je « ressemblais trait pour trait à Demi Moore » ce qui m’a fait plaisir, c’est mon côté superficiel ! Je m’intéresse à ces femmes extrêmement puissantes qui peuvent se permettre de dire ou d’avoir tout ce qu’elles veulent, sans avoir de comptes à rendre à personne. C’est monstrueux et c’est drôle, cela peut être un humour assez noir à cause de ce qu’on attend en général d’une femme, cela peut sembler vieux jeu de le dire mais je pense que c’est encore le cas dans beaucoup d’aspects de la vie quotidienne. Je suppose que pour moi, c’est vraiment un rêve qu’il n’y ait personne pour me dire « non, tu ne peux pas faire une chose pareille et tu ne peux absolument pas dire une chose pareille ». Tout est permis. J’ai toujours été attirée par les personnages féminins de roman de ce type.
Toute cette histoire de Kabbale me fait hurler de rire, surtout avec Demi Moore qui dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix était connue sous le nom de « Gimme Moore » [Give me more = Donne-moi plus !]. Je suppose que je considère ces virements de bords chez les gens célèbres comme la conséquence logique de leur concentration de courte durée, du fait d’avoir beaucoup d’argent et de tout le pouvoir qui va avec ; changer de cap juste quand et comme tu veux parce que tu le peux, dans les cas de Moore et Madonna, pour en prendre deux parmi tant d’autres ! Elles passent de l’image de « garces infernales » à celles de femmes « d’une bonté débordante ». D’une personne à l’autre, d’un extrême à l’autre, je vois tout cela plus ou moins comme un roman.

MG : D’accord, pour la superficialité. Mais cela doit faire grincer les dents des féministes ! Ne l’es-tu pas depuis tes quatorze ans !? Ou alors s’agit-il de la « superficialité en profondeur » qu’énonce Nietzsche ?

MN : Oui, je sais bien que quelques féministes et non-féministes vont grincer des dents ! Je plaisante à moitié bien que l’ironie en soi ne m’intéresse pas. Prenons la vieille expression « liberté de choix » qui devrait être un point crucial des valeurs féministes à tous les niveaux. J’ai étudié le féminisme, la théorie culturelle et psychanalytique dans ma première école d’art et je suis contente d’avoir pris connaissance de ces textes car ils m’ont pourvu de quelques munitions pour affronter le monde mais il arrive un moment où tu veux établir toi-même certaines règles sans toutefois renier ce qui s’est fait historiquement. Jeune femme, j’ai appris que la féminité était une construction mentale, une mascarade. Maintenant, avec le recul, je me sens plus libre de jouer, sans abuser de psychologie si je n’ai pas envie d’y avoir recours.
En même temps, j’ai travaillé récemment avec un petit groupe de femmes qui avaient été victimes de différentes formes d’abus, domestiques ou autres. Nous avons élaboré un jeu de société géant se jouant sur un tableau à même le sol que nous avons intitulé Domestica où les questions sont liées à des statistiques publiées récemment sur la violence envers les femmes, parallèlement à des petits textes que les femmes ont écrits à partir de leur expérience personnelle. Le jeu est une sculpture avec laquelle tu peux jouer, très belle d’aspect mais les statistiques sont obscènes. Domestica est une œuvre d’art pratique, l’information est basée sur des faits, elle a un côté direct que j’apprécie. Le jeu sera montré au GOMA (Gallery of Modern Art in Glasgow). A mon avis, les deux types de production coexistent de façon assez heureuse.

MG : La croisière imprévue du dernier film The captains, 2006 ménage une tension entre l’image, le texte et le violon virtuose. J’imagine que ni le chiffre sept des garçons, ni leur disposition en cercle ne relèvent du hasard ?

MN : C’est par hasard que j’ai vu sept garçons derrière ma fenêtre à Glasgow mais ce n’est pas un hasard que je les ai transformés en The Captains (7 est le chiffre le plus magique et le plus mystique qui soit, autant que je sache). J’ai d’abord pensé qu’ils pourraient être des chevaliers (de la table ronde). J’avais déjà les deux séquences de films que j’ai utilisées (sept garçons de Glasgow sur un rond point et sur la Méditerranée), je les avais filmés sans idée particulière en tête. C’est seulement le mois dernier que j’ai décidé, littéralement, de les assembler. Après avoir pensé aux chevaliers, pour une raison ou pour une autre, je me suis rappelé de Moby Dick (Melville), de l’atmosphère mythique de ce livre que j’adore, et de sa façon d’écrire qui donne la sensation de flotter et aussi de la relation entre les hommes à bord et entre les hommes et la mer. Tout cela est très grandiose ; j’ai pensé que ce serait bien, si possible, de conférer à ces garçons un peu de cette grandeur, et d’avoir sept capitaines au lieu d’un seul.

MG : La position stable des garçons est contredite par la dérive du texte. Tu évoques une référence au trailer, mais l’écriture filmique des bandes-annonces nous a habitués à un rythme plus haché. On pourrait presque penser aux cartons des films muets qui orientent la lecture et la compréhension des images.

MN : Avec le texte, aussi énigmatique qu’il puisse sembler, j’essaie de faire imaginer au regardeur qu’ils (Les capitaines) naviguent vers le Sud. Le suppliant en somme de le croire. En même temps, le texte est apparemment simple, l’image est simple, j’aime bien l’idée que même si c’est réalisé assez simplement, quelque chose suspendra notre incrédulité. C’est comme si on « voulait que ce soit ainsi ». Bien que je fasse référence à l’idée d’un trailer, je suis consciente que le résultat est beaucoup moins léché, c’est un trailer fait maison.

Traduit de l’anglais par Bénédicte Delay.